Quelle médecine générale voulons-nous ?

Deux communications récentes m’ont décidé à écrire ces quelques lignes sur un sujet d’actualité majeur et quasi quotidien de l’accès aux soins de premier recours.  Deux communications qui méritent notre attention collective quant aux évolutions effectives ou futures des pratiques médicales en France. La première informe que le cofondateur de « Médecins solidaires », qui a ouvert deux cabinets médicaux en Creuse, a été élu « personnalité de l’année » par le Quotidien du Médecin.  La seconde est le reportage de deux pages du Monde daté du 16 janvier consacré aux téléconsultations.

Qui pourra encore parler dans les toutes prochaines années de déserts médicaux en France ? Accélérées depuis la période du Covid, les alternatives à la médecine générale en cabinet se multiplient. 

A côté des centres de santé ambulants, se multiplient les cabines médicales high-tech implantées avec grande (et sans doute compréhensible) satisfaction par des maires dans leurs locaux communaux, ou par la SNCF dans ses gares, ou les 4000 bornes interactives installées en pharmacie ou cabinet infirmier. 

Et pour moins de 12 euros par mois un grand groupe privé Ramsay offre un accès « à la demande » à une téléconsultation. (aujourd’hui 4%   de l’ensemble des consultations médicales) Evidemment ces différentes ressources médicales sont construites avec des professionnels qui sont à distance, et n’ont pas vocation à assurer de suivi personnalisé.

A ces nouvelles offres, pour décharger les médecins généralistes et valoriser une profession, s’ajoute un nouveau métier, l’infirmier-e de pratique avancée, pouvant assurer un certain nombre d’actes jusqu’alors effectués par le médecin généraliste.

Précisons d’emblée que la réflexion proposée ici sur l’avenir d la médecine générale et des soins de santé primaires, ne traite pas des réels et très divers apports de la technologie pour les pratiques professionnelles et organisationnelles.

Qui décide ?

Qui modèle actuellement ce qui semble se profiler d’une future organisation en France du premier recours aux soins ?

Les « influenceurs » sont multiples, et d’origine très diverses, mais sont manifestement en synergie.

Les motifs de ces évolutions sont divers : circonstance de crise sanitaire avec le confinement dû au Covid, circonstance démographique avec le développement réel, parfois exagéré des déserts médicaux, constante politique avec les objectifs de pression sur les dépenses sociales de Bercy et de la CNAM, recherche d’une meilleure qualité de vie par les médecins généralistes, progrès technologique et diffusion généralisée des écrans personnels, et last but not least objectif de recherche de profit par les opérateurs privés en santé.

L’article du Monde daté du 16 janvier (la téléconsultation médicale s’enracine, pages 14 et 15), confirme en la détaillant l’emprise privée sur le créneau en expansion constante de la téléconsultation.

Qui ne pourrait pas se réjouir d’évolutions dites de facilitation à l’offre de soins ?

Pas les personnes qui ont de réelles difficultés pour obtenir un RV ou accéder à un service d’urgence (à noter que depuis 50 ans déjà existe au Québec le système « infosanté » qui permet d’entrer en relation par téléphone avec une infirmière spécialisée dans le premier recours si on n’avait pas pu joindre son médecin traitant),

pas les maires qui se réjouissent d’offrir une ressource (centre fixe, ambulant, cabine),

pas les pouvoirs publics et la Sécurité sociale qui prévoient (à raison ?) les économies en dépenses sociales que ces nouvelles formes permettront. (« le numérique dans la médecine génère des économies substantielles » Pierre Bentat, économiste, cité dans le Monde du 16 janvier),

pas les grands groupes financiers (Ramsay, Medadom, Toktokdo, Qare, Livi…) qui vont poursuivre leurs investissements dans un créneau lucratif croissant en soins de premier recours, pas les médecins qui profitent de formules leur laissant une gestion souple de leur emploi du temps avec des rémunérations importantes  pour 8 heures d’écran à domicile, avec, sans patientèle, un poids allégé en matière de responsabilité, pas les ARS qui ont misé sur le numérique comme priorité indépassable de leur projet de santé,

et pas même les usagers qui plébiscitent les plateformes, et accueillent positivement tout ce qui peut leur permettre d’approcher en vrai ou en image un docteur-e…

Mais la consultation à distance devient aussi une pratique croissante chez tout médecin. Comme le précise l’article du Monde déjà cité, « plus de la moitié des actes remboursés concernent des médecins généralistes ou spécialistes déjà connus du patient. Ils permettent de gérer à distance, sans déplacement ni perte de temps, un problème ponctuel, comme le renouvellement d’une ordonnance basique. »

Et, je le répète, ne mêlons pas les « dérives » actuelles en matière d’accès aux soins, de l’apport précieux et croissant du numérique dans l’exercice médical.

Encore faut-il rajouter au tableau évoqué ici, les remarques entendues de nombreux jeunes médecins dissuadés (parfois par leurs ainés) de s’installer, effrayés par les contraintes administratives et professionnelles imposées par l’assurance maladie, ou séduits par les rémunérations plus juteuses d’exercice ubérisés, ou d’autres encouragés ici ou là par des Agences Régionales de Santé à privilégier dans l’urgence quelques permanences dans des déserts médicaux plutôt que de créer des maisons ou des centres de santé pérennes, nécessitant évidemment du temps et des moyens financiers.

Mais qui devrait décider… de l’organisation et de la place de la médecine générale ?

N’est-il pas préoccupant de constater, alors que les évolutions insidieuses, conjoncturelles, mais parfois spectaculaires des modes de recours aux soins primaires, notamment du médecin généraliste se mettent en place, qu’il n’y ait que très peu d’articles, de travaux analysant ces évolutions quantitatives et qualitatives du recours au médecin généraliste, voire proposant de nouveaux cadres pour les soins de santé primaires. (rôle du médecin généraliste, nouvelle définition des soins de santé primaires, des formes d’exercice du médecin généraliste…)

Comment ne pas s’étonner ici encore du peu d’implication dans la réflexion, les propositions, les publications, des syndicats médicaux (sinon sur les modalités tarifaires ou réglementaires), du conseil de l’Ordre, de l’EHESP, de la SFSP, des associations de médecins, d’usagers ou d’autres. 

Or les offres, et celles en jeu particulièrement agressives, créant la demande, sans régulation, sans contrepartie, accélérera des demandes ou des pratiques de recours médicaux imposés et irréversibles, et définira conséquemment entre autres la démographie médicale…

Plutôt que de crise du système de santé dont parlent régulièrement les médias, ne s’agit-il pas de sa transformation profonde, et pour l’essentiel vers un modèle de plus en plus libéral, mais qui tel un tableau pointilliste ne se dévoile qu’à distance ?

Ne pas avoir une réflexion approfondie, professionnelle, médicale, sociale, sociétale, éloignée, au moins dans un premier temps de toute considération financière, et menée avec toutes les parties prenantes et notamment les habitants-usagers-citoyens[1], risque de mener à la construction accélérée (et déjà bien engagée) d’une offre de soins où les seuls intérêts mercantiles et corporatistes seront les bâtisseurs d’un système, un système qui ne manquerait pas de tourner le dos à la solidarité, à la qualité de la pratique médicale, aux intérêts bien compris des habitants-usagers-citoyens, à la promotion de la santé.

Quel médecin généraliste, pour quoi, pour qui, comment ?

Les évolutions, aux formes diverses, de recours à un interlocuteur médecin que nous avons évoquées plus haut ne sont-elles finalement pas, pour nombre d’entre elles des réponses satisfaisantes en termes de promotion de la santé : accès facilité pour toutes et tous, réduction des inégalités sociales et territoriales, utilisation facilitée (mais inégalement) de l’intelligence artificielle pour maximiser la qualité, la fiabilité et la rapidité des diagnostics et des décisions thérapeutiques, gain de temps pour patients et médecins… ?

Comment distinguer et faire la part de ce qui relève d’une pratique médicale soucieuse de valeurs (solidarité, qualité, empathie…) des apports technologiques, des nouveaux modes de vie des médecins comme des patients, et d’autre part soit de mesures conjoncturelles déserts médicaux, cris des urgences), ou de l’organisation pernicieuse, à des fins mercantiles, de l’organisation des soins de santé primaires ?

Dans cette course folle à la vitesse, à l’argent, aux dispositifs palliatifs et de crise, ne devrait-on pas rapidement travailler à une nouvelle donne, à une nouvelle conception, ou à une clarification du périmètre que devrait-être celui des soins de santé primaires ? 

Qu’en est-il, qu’en sera-t-il de la « traditionnelle » relation médecin-malade, que chacun considérait comme essentielle à la pratique de médecine générale. « Son » médecin traitant, pour mieux le connaître, mieux pouvoir le conseiller, le guider, le réconforter, le traiter, est-il encore d’actualité ? Quelle nouvelle définition des soins de santé primaires dans le nouveau paysage de l’offre de soins numérique, sans médecin traitant identifié et personnel ?

Sans apporter ici une quelconque réponse, mais lancer un appel, je propose quelques sujets-questions (ici non exhaustifs) pour susciter une réflexion, un débat, voire la construction de plaidoyer, en empruntant pour se faire une démarche communautaire en santé, pour un contenu et une organisation pérenne de la médecine générale et des soins de santé primaires promouvant la santé (hors contexte de crise sanitaire ou de pénurie de soignants) :

. Faut-il définir quel devrait être le premier interlocuteur d’un patient en fonction du type de demandes ou de situations hors urgences ? (pathologie aigue, renouvellement d’ordonnance, pathologie chronique, autre…), et clarifier dans un projet pérenne les modalités et motifs de recours aux pharmaciens, aux infirmiers, ou autres ?

. Faut-il définir un périmètre d’action pour le médecin traitant : toute demande, toute pathologie ou… (à préciser)

. Faut-il aller vers une fonction médecin traitant collectif (un médecin de référence, mais un ou plusieurs médecins suppléant l’absence ou l’indisponibilité du médecin traitant habituel) ?

. Faut-il encourager, favoriser auprès des publics des modalités d’appel selon le type de demandes et de situations (plate-forme d’appels ? médecin traitant ? autre ?)

. Faut-il réglementer le recours aux plateformes, cabines ou autres formules autres que médecin traitant ? (sachant nous l’avons évoqué plus haut, qu’une borne ou une cabine sur un territoire aura pour probable conséquence de devenir l’offre unique)

. Faut-il encourager le retour à la puissance publique de la régulation du parcours de soins et donc freiner l’expansion des groupes privés ? (une des conditions pour stopper la dérive mercantile de l’organisation du système)

. Faut-il rappeler ou plutôt redéfinir le sens de la relation médecin-malade, les raisons et les situations où la préserver ? (relation présentielle, relation à distance, pourquoi l’une plutôt que l’autre, pour quelles situations ou ensemble de pathologies…)

. Faut-il, par le mode et le type de rémunération favoriser des consultations en fonction des besoins des usagers et de la promotion de la santé ? (paiement au forfait, capitation, autre…)

. Faut-il envisager une réflexion, des formations relatives au sens de la pratique de médecine générale ? (question posée du fait des « motivations » des médecins « volants »[2] actuels, partie non chiffrée du corps médical)

. Comment associer les citoyens d’une part à cette réflexion sur les soins de santé primaires et d’autre part sur la communication souhaitable sur le parcours de recours aux soins primaires du grand public ?

. Autres questions : …

  • Quelles pourraient être les valeurs et les caractéristiques d’un système de soins de santé primaire adapté aux modes de vie, aux intérêts, aux contraintes et aux opportunités actuelles.
  • Quel(s) type(s) d’organisation serait le mieux à même de répondre à ces critères ?
  • Quels devraient être les principales parties prenantes à cette réflexion ?
  • Quelle pourrait être leur méthode de travail ? 
  • Quelle institution serait la mieux à même de l’organiser ?

En conclusion, doit-on considérer comme inéluctable, voire nécessaire et pertinente la fin d’une  certaine forme de médecine générale pratiquée au XXème siècle (libérale ou salariée, individuelle ou collective), avec pour la remplacer deux formules qui seraient imposées, d’une part de modalités diverses d’offres de consultations pour le plus grand nombre (cabines, téléconsultations, autres), et d’autre part celle du médecin traitant, alors réservé aux seuls patients aux pathologies longues et complexes ?

Ne doit-on pas – et au plus vite – interroger cette évolution imposée insidieusement, et engager une réflexion concertée, plurielle pour définir puis probablement avoir à plaidoyer – face à son ubérisation accélérée – pour une pratique médicale (curative et préventive) d’excellence scientifique et humaine au service de toutes et tous.

                                                                                   Dr Marc Schoene, le 8 février 2024


[1] Rappelons que les administrateurs de l’assurance maladie étaient en majorité des salariés élus, et non désignés par les organisations syndicales comme c’est devenu le cas à la fin des années 60. La perte de pouvoir des usagers s’est encore accrue depuis les années 90. Aujourd’hui les représentants des salariés et des usagers ne font plus partie d’un « Conseil d’administration », mais d’un simple « conseil ».

[2] Médecin volant : pour moi le médecin choisissant d’abord un revenu confortable, une disponibilité personnelle, une responsabilité limitée, un individualisme assumé.

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